Lise Pressac Non classé Les jours d’après

Les jours d’après

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Je ne suis pas en deuil.

Je l’ai déjà été, trop, cette année, aussi brutalement, pour savoir que ce n’est pas la même douleur.

J’ai la chance de ne connaître aucune victime.

Mais tu connais toujours quelqu’un qui connaissait quelqu’un.

Et pas qu’un seul quelqu’un.

Paris est un village.

On aurait tous pu tomber sous les balles et on connaît tous des gens qui y étaient, pas loin, un peu avant, un peu après, ou pendant, retranchés dans des caves ou derrière des rideaux de fer des bistrots.

Comme tout le monde, égoïstement, le premier réflexe a été d’envoyer des textos.

De simples “t’es où?” qui ne sonnaient pas pareil, des “tout va bien ?” qui attendaient une réponse plus sincère que d’habitude.

Comme en janvier, les premiers messages reçus sont venus de l’étranger.

Rassurer.

Et se rassurer.

En parcourant son répertoire de A à Z et en se demandant qui pourrait être au bar, au resto, au concert, au stade.

Tout le monde, à peu près.

Précisément dans ce quartier où on habite, on sort, on mange, on boit, on rit, on aime, on pleure, on vit.

Et où désormais on meurt.

Ils ont violé notre domicile.

Et emporté 130 vies, la plupart à peine entamées.

En plein Paris.

130. Se répéter le nombre à voix haute.

Tournis.

Mais ce n’était pas comme après Charlie.

Le 7 janvier, j’ai pleuré, beaucoup, tout de suite et pendant plusieurs jours.

Parce que les victimes je les avais toutes rencontrées, interviewées.

J’avais assisté à leur fameuse réunion de rédaction qui ne ressemblait à aucune autre.

Parce qu’à travers eux on attaquait la liberté.

Le 9 janvier, j’ai flippé, parce que ce n’était pas terminé et que la menace se rapprochait.

Le 11 janvier, j’ai marché.

Comme tous ceux présents ce jour-là j’ai été portée par l’émotion, la solidarité, l’amour et la fraternité.

On avait beau se dire que c’était l’endroit parfait pour recommencer on était bien plus fort.

On n’avait peur de rien parce qu’on était uni, comme on ne l’est que dans l’adversité.

Le 14 novembre c’était différent.

Ce n’était pas comme au lendemain des attaques de Charlie et de l’Hyper Cacher.

On ne pouvait pas être ensemble alors que c’était la seule chose dont on avait envie.

Il fallait rester chez soi, ne sortir qu’en cas d’extrême nécessité.

Et notre extrême nécessité c’était justement de ne pas rester seuls, chez nous.

Jamais je n’aurais pensé qu’un jour marcher dans ma rue pourrait sembler un acte aussi subversif.

Mes yeux restent secs. Je n’arrive pas à pleurer, je suis choquée, je suis en colère.

Dimanche 15 novembre.

La terrasse de La Royale, boulevard des Filles du Calvaire, à quelques mètres de la place de la République, est pleine.

Des familles, des amis.

On se sourit, d’un regard on se soutient, on se dit bravo, c’est bien d’être ici, de ne pas céder à la peur, de montrer aux enfants que c’est un dimanche comme un autre et qu’ils mangeront des frites.

Il fait doux à Paris.

C’est la première fois qu’on se retrouve depuis vendredi, on se demande si ça va, si tout le monde va bien autour de nous.

Même aux inconnus.

On parle à nos voisins de table, on plaisante avec les serveurs, plus encore que d’habitude.

Mais à chaque sirène on s’interrompt.

Chacun se terre dans le silence, se perd dans ses pensées, quelques secondes qui semblent des heures.

Non, ce n’est pas un week-end comme un autre.

Parce qu’il n’a pas duré deux jours mais une éternité.

Place de la République, beaucoup de monde.

Les mêmes yeux rougis, les mêmes regards abasourdis que ces soirs de janvier, sur cette place où on a pris la sale habitude de se rassembler pour autre chose qu’une manif festive.

Des caméras du monde entier.

Des gens qui distribuent des câlins gratuits.

Un brésilien parisien agenouillé, guitare en bandoulière, qui chante “Hallelujah”.

Une foule qui entonne le refrain du bout des lèvres, avec gravité.

De l’autre côté de la place un groupe de jeunes qui chantent tout ce qu’ils connaissent, plus ou moins.

“Aux Champs Elysées”, “Imagine”… Avec autant d’enthousiasme que de fausses notes.

On se prend par la main.

Il n’y a que la Marseillaise qu’on chante ensemble en y mettant du coeur.

C’était ce dont on avait besoin.

Se retrouver, se serrer dans les bras, se dire qu’on s’aime.

Et écouter le récit de ceux qui y étaient et qui sont revenus ce dimanche.

J’étais émue, bouleversée, mais je n’ai pas pleuré.

Je suis encore sonnée.

De République à Oberkampf en passant par boulevard Voltaire on repasse par les lieux où on a déjà déposé des fleurs et des bougies il y a quelques mois.

Ce lieu de vie devenu un lieu de pèlerinage.

Ce quartier où l’on rit un quartier où l’on pleure.

La nuit est tombée. La douceur aussi.

On se réfugie au café, angle Oberkampf/Richard Lenoir.

On essaie de ne pas écouter les propos du patron qui se plaint de tous ces “connards” venus remplir ces caisses en ce dimanche.

D’un seul coup la panique.

A l’extérieur les gens courent, se réfugient dans le tabac d’en face qui commence à baisser son rideau de fer.

Une cliente rassemble à la hâte ses affaires “on nous a dit de partir, ça tire”.

Qui vous a dit ça ? ça tire où ?

Ca serait pas loin, dans le Marais, rue de Rivoli.

On se regarde, on fait quoi ?

On ne va pas sortir et courir, pour aller où ?

Le café s’est vidé en quelques minutes.

La rue aussi.

Dehors c’est la panique.

Le coeur bat plus vite.

Les premiers textos : “t’es où ?”.

“On est dans un café à l’abri, tout va bien, c’est une rumeur ou pas ?”

On ne bougera pas même si on est les dernières et que les chaises sont déjà retournées sur les tables.

Le patron marmonne “on leur avait bien dit à tous ces connards de pas se rassembler”.

Ces connards t’étais bien content qu’ils viennent boire des coups aujourd’hui.

Et oui c’est vrai c’était pas très malin de se rassembler alors qu’on n’avait pas le droit.

Pour la première fois j’ai eu peur dans ma ville.

J’avais déjà eu peur, dans mon autre ville.

Se dépêcher de rentrer, croiser des gens apeurés, dans leurs rues.

On avait crié “même pas peur”, on a menti.

La semaine qui a suivi on est allé au café, en terrasse, ça nous va bien cette résistance. On est surentraîné.

Evidemment on ne va pas combattre les kalachs avec des pintes de bière mais c’est la première arme qu’on a trouvée.

On discute, on rigole, on essaie de penser à autre chose mais au détour d’une blague la discussion revient invariablement sur le sujet.

On ressent tous le besoin d’en parler même s’il y a autant de façons de réagir que de personnes touchées. Des millions.

Des enfants apeurés à qui il faut expliquer l’inexplicable.

Entendre ce père rassurer son fils de six ans “on n’a pas besoin de changer de maison, c’est la France notre maison”.

Les larmes qui coulent sans discontinuer, pour la première fois depuis vendredi.

Pas la dernière.

6 thoughts on “Les jours d’après”

  1. Je crois que c’est Seneque (ou un poto) qui a dit que la vie ce n’était pas d’attendre que les orages passent mais d’apprendre à danser sous la pluie.
    Je crois que l’on va devoir apprendre à faire ca.
    Mais on continuera de danser.
    Juste pour faire chier ceux qui tuent au nom d’un Dieu qui pleure, « assis sur le rebord du monde, de voir ce que les hommes en ont fait » (merci Francis).

  2. Merci Lise pour ce texte… Il exprime tout-à-fait ce que j’ai vécu depuis les attentats… J’ai tout vécu comme toi. J’ai pleuré beaucoup en janvier. J’aimais ces gens qui s’étaient fait froidement assassinés pendant une conférence de rédaction…
    Aujourd’hui c’est aussi violent voir plus et pourtant malgré le choc, la proximité de lieu et de vie avec les victimes, rien. Les larmes n’ont pas coulé… Et ne coulent tjs pas… Plus d’une semaine après la tragédie. J’ai du mal à comprendre cet état de quasi sidération qui m’a prit et ne m’a pas quittée…
    Je vais aller me recueillir à repu cette semaine je crois qu’il me faut au moins ça pour enfin lacher ce leste qui me pèse.
    Bref. Je me sens moins seule.
    Merci.
    Chloé.

  3. Je ne m’explique pas non plus cette réaction, je viens de passer deux heures à aller sur tous les lieux pour allumer des bougies : Petit Cambodge, Carillon, République, Bataclan, La Belle Equipe.
    C’est la sidération.
    Mes yeux restent secs.
    « C’est surréaliste, c’est surréaliste », comme ne cessait de le répéter une femme devant La Belle Equipe

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